Chagrins de guerre

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Chagrins de guerre.

En parlant du Vietnam, on ne cesse pas de penser à sa guerre, à ses blessures et à ses boat-people. Personne n’y peut rester indifférente lorsqu’on sait qu’il y avait 13 millions de tonnes de bombes (265 kg par habitant) et soixante millions de litres de défoliants largués durant la guerre. Il y avait environ 4 millions de civils vietnamiens tués ou blessés, 450000 combattants vietnamiens morts, 800.000 combattants blessés sans parler de 58183 Américains morts ou portés disparus et de 313613 blessés du côté des Américains. Cette guerre divisa à cette époque, non seulement l’opinion internationale mais aussi l’opinion vietnamienne. Elle continue à rester gravée jusqu’à nos jours dans les esprits des Américains. Par contre, il est difficile pour un Vietnamien de justifier cette guerre lorsqu’on est épris de justice, de liberté et d’indépendance. On a en chacun de nous plein de regrets, de contradictions et d’embarras car on connaît parfaitement les causes de cette guerre et ses conséquences. 


L’indépendance et la liberté ne se retrouvent jamais ensemble sur le chemin de la paix. On continue à rêver de les avoir ensemble un jour sur cette terre si ardue qu’on n’a pas cessé de façonner et d’imprégner de sa sueur et de ses larmes depuis tant de générations.


On continue à implorer Dieu, à attribuer la faute aux étrangers sans vouloir reconnaître ses erreurs, sans oser se regarder dans le miroir et sans vouloir nourrir l’espoir de tout un peuple. On a perdu trop d’occasions dans le passé pour se réconcilier, pour faire sortir le Viêt-Nam de sa pauvreté et pour le ramener sur le chemin de la prospérité à l’aube du XXIème siècle. Il est temps de ne pas recommencer les mêmes erreurs que nos aînés ont commises depuis tant d’années, d’enfouir les rancunes personnelles dans l’intérêt national et de traiter magnanimement tous ceux qui ne partagent pas les mêmes convictions politiques. Il est évident qu’on ne le fait pas avec facilité mais il est moins douloureux que ce qu’ont souffert tant de familles vietnamiennes durant cette guerre, ce qu’on nomme souvent « les chagrins de la guerre »

En 1945, dans le delta du Mékong, un jeune adolescent de nom Hoàng, issu d’une famille de terriens, vit en cachette dans un faubourg non loin de Cần Thơ avec sa jeune amante de nom Hương. Ils arrivèrent à avoir deux enfants, un garçon de nom Thành âgé de 3 ans et une fille de nom Mai, âgée d’un an. Malheureusement, cette union conjugale fut de courte durée car elle fut découverte par leurs proches. Ceux-ci la réprouvèrent fortement car c’était une honte pour la famille lorsqu’on savait que cette jeune femme n’était autre que la cousine lointaine de Hoàng. Saisi par la honte et pris par le remords, Hoàng décida d’abandonner sa famille et de s’enrôler dans l’armée Vietminh en espérant de trouver la délivrance sur les champs de bataille contre les militaires français. Grâce à son courage et à ses exploits militaires, il devint quelques années plus tard un responsable important du parti communiste vietnamien dans la région Minh Hải (Cà Mau) au Sud Vietnam. 

En 1954, après les accords de Genève, il fut rapatrié au Nord Vietnam dans l’attente de nouvelles élections démocratiques au Sud Vietnam. Malheureusement, à cause de la guerre froide et de la confrontation Est/Ouest, les élections n’eurent jamais eu lieu. Le Vietnam devint alors le lieu de confrontation et fut divisé en deux républiques, l’une proche du bloc soviétique et l’autre, la république du Vietnam. Après quelques années d’études supérieures à Moscou, de retour à Hà Nội, Hoàng devint, quelques années plus tard, l’ingénieur responsable, spécialisé dans le domaine de fabrication de l’artillerie lourde et dans l’entretien des batteries anti-aériennes DCA lors de la guerre américano-vietnamienne. Entre-temps, il se remaria et fut tué un beau matin, dans son bunker lors des bombardements des avions américano – sud-vietnamiens dans la région de Vinh en 1964. Il fut décoré à titre posthume et fut considéré dès lors comme le héros de la nation (ou liệt sỹ).

Quant à sa jeune femme, elle continuait à élever ses deux enfants au Sud-Vietnam dans l’attente du retour de son mari. Son garçon Thành devint, une vingtaine d’années plus tard l’un des jeunes aviateurs brillants du Sud Vietnam après avoir passé trois années d’entraînement et de formation dans une base militaire aux Etats-Unis ( Houston, Texas ). Il effectua plusieurs missions aériennes au Nord Viêt-Nam et participa à plusieurs reprises aux bombardements des régions de Thanh Hoá et de Vinh. L’une des bombes qu’il a lâchée pourrait-elle tuer par hasard son père, la personne qu’il aura toujours envie de revoir un jour quand la paix sera de retour dans ce pays? Deux mois avant la chute de Sàigon en 1975, dans le courant du mois de Février, Thành reçut l’ordre de quitter secrètement le Vietnam avec sa famille pour émigrer aux Etats-Unis. Il préféra rester finalement au Viêt-Nam à cause de sa mère qui continue à nourrir  toujours l’espoir de retrouver son père vivant au Nord Vietnam et de revoir une famille réunifiée après tant d’années de souffrances et de séparation. Malheureusement, elle ne retrouva jamais son mari vivant. Elle sut qu’il fut tué sous les bombes américaines et elle reçut en récompense le titre « l’épouse du héros » (ou vợ của liệt sỹ). 

Par contre, à cause des trois années de formation aux Etats-Unis et de ses activités militaires, Thành, son fils, fut envoyé dans un camp de rééducation situé à Lạng Sơn au Nord-Vietnam. Il dut passer ses huit années de rééducation. Durant son internement, sa mère dut entamer tous les six mois un long voyage pour aller le voir et ne cessa pas de pleurer lors de ces retrouvailles. Il ne retrouva cette dernière que privée de vue et dans un état lamentable, lors de sa libération. Mais il n’eut jamais l’occasion de la servir longtemps car il dut quitter le Vietnam pour s’installer définitivement aux Etats-Unis en 1994. Probablement, il ne reverrait jamais sa mère âgée aujourd’hui de 85 ans car le retour au Vietnam serait pour lui, pour le moment, une utopie.

L’histoire de cette famille déchirée et ruinée par cette guerre n’est pas non seulement l’histoire vécue par une grande majorité des Vietnamiens mais aussi celle d’un peuple continuant à panser, au fil des années, ses blessures profondes, pour le prix de l’indépendance et de la liberté