Le site de Cát Tiên recèle un grand nombre de vestiges architecturaux parmi lesquels on peut citer des temples, des tours, un système hydraulique, des allées, des fours à brique. Il n’y a aucune doute que les briques étaient fabriquées et servies sur place et que les pierres étaient importées d’ailleurs. On constate aussi le respect de la tradition hindoue dans l’orientation de la plupart des monuments du site vers l’est. Les archéologues vietnamiens ont réussi à mettre en lumière un mur d’enceinte en brique qui était une clôture symbolique entre le monde sacré et le monde profane. Celui-ci part du fleuve jusqu’aux monticules de terre élevés dont l’un se trouve dans la province de Đồng Nai et les autres sont situés dans les communes Đức Phổ et Quảng Ngải. Même le portail d’un temple a vu le jour. Son fronton pesant plus d’une tonne peut être considéré comme chef-d’oeuvre de la sculpture avec des motifs de fleur de lotus en relief, des bandes de nuages finement stylisées et des scènes assez vivantes. Ce portail découvert se distingue jusqu’alors des autres portails rencontrés dans les temples du Champa.
Selon l’archéologue vietnamien Trần Quốc Vượng, ce sanctuaire est l’oeuvre architecturale des Cham. Pour lui, le Champa était en fait une fédération de six états situés le long de la côte du centre du Vietnam ou plutôt « cité-états » dont la plus puissante jouait le rôle de « leader » (vai trò chủ đạo).
1) Ranna (Quảng Trị)
2) Amaravati (Quảng Nam- Quảng Ngãi)
3) Vijaya (Bình Định)
4) Kanthara (Khánh Hòa)
5) Panduranga (Phan Rang- Phan Thiết)
6) Cát Tiên (Bà Rịa- Đồng Nai)
Il n’y a aucun doute que le royaume Cát Tiên faisait partie de cette fédération et était même soi-disant le royaume (ou non) des Mạ où l’influence des Cham était notable. Selon lui, les Cham avaient l’habitude de se servir du modèle culturel suivant constitué toujours de 3 parties: sanctuaire (montagne), citadelle (capitale) et port ( centre économique ) dans leur établissement. C’est ce type de modèle qu’on a vu se répéter dans chaque cité-état cham de Quảng Trị jusqu’à Phan Thiết. Pour lui, Cát Tiên était le centre religieux tandis que Biên Hoà était sa citadelle et Cần Giờ son port fluvial. Sa suggestion est proche de la proposition de Paul Mus. Ce dernier a déjà faite dans son cours en 1956-1957 pour le modèle d’implantation des Cham avec trois constituants: le noyau, l’alvéole et l’aérole.
À partir d’un point d’eau, se constitue le noyau. Celui-ci est en fait une cité portuaire, chef-lieu d’une entité politique, religieuse et économique dotée de monuments. Constituée de rizières et de vergers, l’alvéole est destinée à fournir une partie de son alimentation tandis que l’autre partie de celle-ci ( produits de la pêche) est approvisionnée par l’aérole au moyen de ses cours d’eau et des rivières. Les Cham reçoivent des produits de la chasse et de la cueillette de la part des hommes de la forêt et ils les acheminent à leur port qui les expédiera à son tour aux cités portuaires étrangères grâce à leurs bateaux ou à ceux des étrangers auxquels ils ont vendu leurs produits. De même ils font le chemin inverse pour les produits qu’ils ont acheté auprès des marchands étrangers.
Bref, le site Cát Tiên répond exactement au schéma proposé par l’archéologue et historien vietnamien Trần Quốc Vượng ou le sociologue français Paul Mus car les Cham étaient habitués à s’installer dans des sites proches des cours d’eau accessibles à la navigation fluviale ( Đồng Nai dans notre cas). Cela leur permet d’assumer l’approvisonnement en produits forestiers (bois d’aigle (cây trầm hương) ou bois de santal, ivoire etc ..) et de faire du commerce avec le monde extérieur, en particulier avec la Chine. C’est aussi le modèle proposé par Bennet Bronson pour le monde malais des grandes îles. Il est intéressant de rappeler que les Cham sont proches des Malais au niveau linguistique.
Malgré cela, il subsiste quand même quelques zones d’ombre. D’abord Cát Tiên n’est jamais évoqué jusqu’à aujourd’hui dans l’histoire du Champa. Puis Cát Tiên dont la période d’épanouissement a été connue récemment grâce à la datation des objets au radiocarbone (du IVème – VIIIème siècle après J.C.), dut être à cette époque dans le giron du royaume de Founan. Ce dernier ne disparut qu’au milieu du VIIème siècle. Donc Cát Tiên devrait être un pays vassal du royaume de Founan. Puis à la disparition de ce dernier, il serait dans la mouvance de l’empire Chenla.
Comment le royaume de Cat Tiên arrive-t-il à survivre jusqu’au VIIIè siècle avec le changement politique régional dû à la soumission du royaume de Founan par le Chenla?
On peut émettre l’hypothèse suivante: le royaume de Cát Tiên, un pays vassal du royaume du Founan était peuplé de Môn-Khmers et d’Austronésiens (dont les Cham faisaient partie) mais le pouvoir politique et religieux revenait aux Cham. Lors de l’annexion du royaume du Founan par le Chenla d’Içanavarman, le royaume de Cát Tiên passera probablement dans le giron de ce dernier localisé dans le bassin du moyen Mékong. La capitale de Chenla se trouverait probablement à Vat Phou à l’extrême sud du Laos d’aujourd’hui.
Selon le scientifique américain Michael Vickery, les Cham issus probablement de l’île de Bornéo sont arrivés par mer au cours des derniers siècles avant notre ère. Ils ont investi le territoire occupé jusque-là par les Môn-Khmers (Mạ, Stiêng etc..). Le Champa offre un visage pluriethnique si on s’appuie sur la nouvelle approche des recherches en cours. On admet aujourd’hui que grâce à leur vocation maritime et à leur contact établi avec les autres Austronésiens de Nusantara, ils se sont imprégnés de la culture indienne avant même qu’ils quittent l’île de Bornéo. Etant considérés comme les Vikings de l’Asie, ils maîtrisaient parfaitement la technique de navigation. Selon Michael Vickery, ils auraient voyagé depuis la Préhistoire entre l’Inde et l’Asie du Sud Est. Peut-être pour cela la culture de Sa Huỳnh témoigne de leur trace sur la côte du centre du Vietnam. Ils ont débarqué en plusieurs endroits de cette côte et y ont établi des poches de pouvoir en concurrence les unes avec les autres. Probablement Cát Tiên devrait être l’un des points de leur débarquement. Ils y établirent un petit royaume ou une chefferie qui accepta la tutelle du royaume du Founan car ils étaient plus proches des Founanais. Ceux-ci étaient des navigateurs expérimentés et des constructeurs de gros bateaux d’après les mentions des historiens chinois. Ce n’est pas le cas des gens du Chenla (ancêtres des Khmers). Selon l’archéologue vietnamien Hà Văn Tấn, les Founanais n’étaient pas les Khmers (*). Les Chinois décrivaient d’ailleurs ces Founanais comme des gens ayant le teint noir et les cheveux frisés. Probablement ils seraient aussi austronésiens comme les Chams ou plutôt issus de la juxtaposition et de la fusion de deux strates austroasiatique et austronésienne. De plus, à cette époque, il faut rappeler que le royaume du Founan fut dirigé à une certaine époque par un roi conquérant remarquable Fan Shi Man (Phạm Sư Man) qui réussit à soumettre une dizaine d’états durant son règne. De manière purement hypothétique, Georges Coedès l’a identifié avec Sri Màra dans la plus ancienne inscription écrite en sankskrit (Vỏ Cạnh) et trouvée à Nha Trang (Khánh Hoà).
À la suite de l’annexion du royaume du Founan par le Chenla au milieu du VIIème siècle, le royaume de Cát Tiên passera probablement dans le giron de ce dernier. Mais il n’y serait pas pour longtemps à cause de la scission du Chenla en Chenla d’Eau (Thủy Chân Lạp) au Sud et en Chenla de Terre (Lục Chân Lạp) au Nord. Puis il fut soumis en même temps que le Chenla d’Eau dont il faisait partie, par les Javanais (Chà Và en vietnamien ) du royaume de Sailendra. Il faut rappeler aussi que le sanctuaire religieux de Po Nagar (Nha Trang) fut pillé et détruit sans merci par les Javanais en 774. La disparition du royaume de Cát Tiên ou de son site religieux doit être expliquée par l’une des raisons suivantes:
-la destruction et le pillage systématique de tous les sanctuaires Cham par les Javanais du royaume de Sailendra. Durant deux siècles (de VIIIè siècle à Xème siècle) ceux-ci attaquèrent les côtes du Champa et occupèrent le Chenla d’Eau. Ils remontèrent même le Mékong pour aller jusqu’à Kratié.
-la peste
ou la guerre
responsables de la désertification de la zone de Cát Tiên avant 1650. C’est la suggestion faite par l’ethnologue vietnamien Mạc Đường. Cette hypothèse est assez convainçante lorsqu’on sait que Georges Coedès a eu l’occasion de décrire la dangérosité de la zone du sud de Chenla:
Le Midi renferme de grands marécages, avec un climat si chaud que jamais on ne voit ni neige ni gelée blanche; le sol y engendre des exhalaisons pestilentielles et fourmille d’insectes venimeux.
dans son livre intitulé « Les états hindouisés d’Indochine ».
Il est possible que la zone de Cát Tiên se désertifie à cause de la guerre. Si on se rapporte à l’histoire de l’Indochine, on s’aperçoit que le royaume Khmer était en proie à un long conflit avec le Champa de 1145 jusqu’à 1220. La zone de Cát Tiên pourrait devenir ainsi une DMZ (zone démilitarisée) délaissée par les parties khmère et chame.
Références bibliographiques:
(*) Đi tìm vương quốc Phù Nam. Hà Văn Tấn. Báo Lao Động ngày 21/05/1996. Số 61/96
Exchange at the Upstream and Downstream Endo: Notes toward a functionam model of the coastal state in Southeast Asia. Bennet Bronson Editor K.L. Hutterer, 1977
Trésors d’art du Vietnam. La sculpture du Champa. Vè-XVè siècles. Guimet Musée national des arts asiatiques. 2005
Cát Tiên Mê Cung của Thần Linh. Đinh Thị Nga,2007, Editeur Nhà Xuất Bản Trẻ.
Việc mãi nô dưới vòm trời Đông Phố và chủ đất thật của vùng Đồng Nai. Bình Nguyên Lộc
Văn hóa Óc Eo, một nền văn hóa cổ ở Nam Bộ. Nguyễn Thị Hậu.
Ethnic Minorities in Vietnam. Đặng Nghiêm Vạn-Chu Thái Sơn-Lưu Hùng Thế Giới Publishers 2010
Thời đại của Phù Nam. Từ thế kỷ 1 đến thế kỷ thứ 6. Lynda Nora Schaffer. The time of Funan. 1996 Ngô Bắc dịch. pp 18-36