Politique de rapprochement avec le Vietnam (Thaïlande)

Version vietnamienne

L’hospitalité que Rama 1er a réservée à Nguyễn Ánh servira de base plus tard au développement de la future relation entre les deux pays. Elle n’est pas étrangère à la conduite attentionnée de Nguyễn Ánh dans la recherche d’une solution adéquate pour gérer la double suzeraineté sur le Laos et sur le Cambodge avec les Thaïs. Selon le checheur vietnamien Nguyển Thế Anh, ces pays furent considérés à cette époque comme des enfants élevés ensemble par le Siam et le Vietnam, le premier s’arrogeant le titre du père et le second le titre de mère. Cette double dépendance est connue en langue thaïe sous le nom « song faifa ». Selon les sources siamoises, Nguyễn Ánh envoya 6 fois de Gia Định à Bangkok des arbres d’argent et d’or, signe d’allégeance entre 1788 et 1801. (2). Dans une lettre adressée à Rama 1er avant son retour à Gia Đinh, Nguyễn Ánh accepta d’être placé sous le protectorat du Siam au cas où il réussirait à rétablir son pouvoir. Le Đại Nam (ancien nom du Vietnam) accepta-t-il d’être un état de mandala? Il y a plusieurs raisons de réfuter cette hypothèse. D’abord le Đại Nam n’était pas sous l’influence du bouddhisme théravadà et n’avait pas non plus la culture indianisée comme cela a été avec le Cambodge et le Laos car le rôle religieux joue un rôle important dans le mandala défini par le chercheur O. Wolter. Le Siam tenta d’étendre jusqu’alors son influence et son emprise dans les régions où les Thaïs étaient plus ou moins implantés et où la culture indianisée était visible.

Ce n’est pas le cas du Vietnam. Chakri et son prédécesseur Taksin ont déjà échoué dans cette démarche en Cochinchine qui était pourtant une terre neuve car il y avait une colonie vietnamienne importante de culture différente. La vassalité paraît improbable. On ne connait jamais la vérité mais on peut s’appuyer sur le fait que pour reconnaître les bienfaits du Ralma 1er, Nguyễn Ánh pourrait adopter ce comportement compréhensible qui n’était jamais incompatible à son tempérament et surtout à son esprit confucianiste dont l’ingratitude ne faisait pas partie. On trouve toujours en lui la reconnaissance et la gentillesse qu’on ne pourra pas réfuter plus tard avec Pigneau de Béhaine ayant consacré beaucoup d’effort pour le convaincre de se convertir au catholicisme. Sous son règne, il n’y avait pas la persécution des catholiques qu’on peut interpréter comme une reconnaissance envers Pigneau de Béhaine. De ce point de vue, on peut voir en lui le principe d’humanité (đạo làm người) en honorant à la fois la gratitude envers ceux qui l’avaient protégé durant les 25 années de vicissitudes et la vengeance envers ceux qui avaient tué tous ses proches et sa famille. (thù phải trả, nợ phải đền)

Au moment de son intronisation en 1803 à Huế, Nguyễn Ánh reçut une couronne offerte par le roi Rama 1er mais il la lui retourna tout de suite car il n’accepta pas d’être traité comme un roi vassal et de recevoir le titre que le roi siamois Rama 1er était habitué à accorder à ses vassaux. Ce comportement déjuge l’accusation qu’on a toujours sur Nguyễn Ánh.

Pour certains historiens vietnamiens, Nguyễn Ánh est un traître car il fait venir les étrangers et leur donne l’occasion d’occuper le Vietnam. On aime à coller l’expression vietnamienne « Đem rắn cắn gà nhà » (Introduire le serpent pour mordre le poulet de la maison) à Nguyễn Ánh. Il est injuste de le taxer de trahison car dans le contexte difficile où il était, il n’y a aucune raison de ne pas agir comme lui en tant que humain lorsqu’il était au gouffre du désespoir. Probablement l’expression suivante « Tương kế tựu kế ( Combiner un stratagème de circonstance) lui convient mieux bien qu’il y ait un risque de faire le jeu des étrangers. Il faut rappeler aussi que les Tây Sơn eurent l’occasion d’envoyer un émissaire auprès de Rama 1er en 1789 dans le but de neutraliser Nguyễn Ánh avec le stratagème ( Điệu hổ ly sơn ( Éloigner le tigre loin de la montagne) mais cette tentative fut vaine à cause du refus de Rama 1er. (3)

Etant intelligent, courageux et résigné à l’image du roi des Yue Gou Jian (Cẫu Tiển) de la période des Printemps et des Automnes (Xuân Thu), il devrait connaître les conséquences de son acte. Il y a non seulement Gia Long mais aussi des milliers de gens ayant accepté de le suivre et d’assumer cette lourde responsabilité de faire venir les étrangers dans le pays pour contrer les Tây Sơn. Sont-ils tous des traîtres? C’est une question épineuse à laquelle il est difficile de donner une réponse affirmative et une condamnation hâtive sans avoir au préalable le sens de l’équité et sans se laisser convaincre par des opinions partisanes lorsqu’on sait que Nguyễn Huệ reste toujours le héros le plus adulé par les Vietnamiens pour son génie militaire.

Déçu par le refus de Gia Long, Rama 1er, ne montra aucun signe de rancune mais il trouva la justification dans la différence culturelle. On trouve en Rama 1er non seulement la sagesse mais aussi la compréhension. Il voudrait traiter désormais d’égal à égal avec lui. Ce traitement égalitaire peut être interprété comme une relation bilatérale « privilégiée » entre l’aîné et le jeune dans le respect mutuel. Chacun d’eux devrait savoir qu’il avait besoin de l’autre même il s’agit d’une alliance de circonstance. Leurs pays étaient guettés respectivement par des ennemis redoutables qu’étaient la Birmanie et la Chine.

Leur relation privilégiée ne s’estompa pas au fil du temps du fait que Rama 1er tomba amoureux entre-temps de la soeur de Nguyễn Ánh. On ne sait pas ce qu’elle deviendrait (sa femme ou sa concubine). Par contre il y avait un poème d’amour que Rama 1er lui a dédié et qui continuait à se chanter encore dans les années 1970 durant la procession annuelle des barques royales.

Quant à Nguyễn Ánh ( ou Gia Long ), durant son règne, il évita d’affronter militairement la Thaïlande sur les problèmes épineux cambodgien et laotien. Avant sa mort, Gia Long ne cessa pas de rappeler à son successeur Minh Mạng de perpétuer cette relation d’amitié qu’il avait réussi à établir avec Rama 1er et de considérer le Siam comme un allié respectable dans la péninsule indochinoise (4). Cela se justifiera plus tard par le refus de Minh Mạng d’attaquer le Siam à la demande des Birmans.

Selon le chercheur Nguyễn Thế Anh, dans l’Asie du Sud Est continentale, sur une vingtaine de principautés importantes vers 1400, il ne restait que trois royaumes qui réussirent à s’imposer au début du XIXème siècle en tant que puissances régionales parmi lesquelles figuraient le Siam et le Đại Việt, l’un entamant la marche vers l’Est et l’autre vers le Sud au détriment des états hindouisés (Laos, Cambodge, Champa). Ce conflit d’intérêts s’intensifia de plus en plus à la disparition de Rama 1er et de Nguyễn Ánh.

Leurs successeurs ( Minh Mạng, Thiệu Trị du côté vietnamien et Rama III du côté siamois) furent empêtrés par le problème de succession des rois cambodgiens qui ne cessaient pas de se battre entre eux et de solliciter leur aide et leur protection. Ils furent guidés dès lors par la politique de colonialisme et d’annexion qui les amena à se confronter militairement 2 fois en 1833 et en 1841 sur les territoires cambodgien et vietnamien et à trouver à la fin de chaque confrontation un compromis d’entente en leur faveur et au détriment de leurs protégés respectifs. L’alliance de circonstance n’est plus prise en compte. La rivalité qui devenait de plus en plus visible entre les deux pays concurrents Đại Nam et Siam, éloigne désormais tout rapprochement et toute alliance possible. Même leur politique est tout à fait différente, l’un s’alignant sur le modèle chinois pour éviter tout contact avec les colonialistes occidentaux et l’autre sur le modèle japonais pour prôner l’ouverture des frontières.

La capitale khmère Phnom Penh fut occupée à une certaine époque par l’armée vietnamienne du général Trương Minh Giảng tandis que les régions de l’Ouest cambogien ( Siem Reap, Battambang, Sisophon) étaient aux mains des Thaïs. Selon l’historien français Philippe Conrad, le roi du Cambodge était considéré comme un simple gouverneur du roi de Siam. Les insignes royaux ( épée d’or, sceau de la couronne) étaient confisqués et détenus à Bangkok. L’arrivée des Français en Indochine mit fin à leur double suzeraineté sur le Cambodge et le Laos. Elle permit aux protégés cambodgien et laotien de récupérer une partie de leur territoire aux mains des Vietnamiens et des Thaïs. Le Đại Nam de l’empereur Tự Đức dut faire face aux autorités coloniales françaises qui avaient annexé les six provinces de Nam Bộ (Cochinchine). Grâce à la clairvoyance de leurs rois (en particulier celle de Chulalongkorn ou Rama V) , les Thaïs s’appuyant sur la politique de rivalité entre les Anglais et les Français, réussirent à garder leur indépendance au prix de leurs concessions territoriales (les territoires birmans et malais occupés rendus aux Anglais et les territoires laotien et khmer aux Français). Ils optèrent une politique étrangère flexible (chính sách cây sậy) comme le roseau qui s’adapte au gré du vent. Ce n’est pas un hasard de voir l’union sacrée des trois princes thaïs aux prémices de la nation thaïe en 1287 et la soumission face aux troupes sino-mongoles de Kubilai Khan.

C’est cette politique synthétique d’adaptation qui leur permet d’être à l’écart des guerres coloniales, de se ranger toujours du côté des vainqueurs et d’exister jusqu’à aujourd’hui en tant que nation florissante malgré leur émergence tardive ( datant du début du 14ème siècle ) dans l’Asie du Sud Est continentale

Photos de Venise de l’Orient (Vọng Các)

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(1) Bùi Quang Tùng: Professeur, membre scientifique de EFEO. Auteur de plusieurs ouvrages sur le Vietnam.

(2) P.R.R.I, p. 113.

(3) Pool, Peter A.: The Vietnamese in Thailand, p 32, note 3.

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