English version
On parle rarement de Dương Vân Nga dans l’histoire du Vietnam. Son nom est moins cité que celui des deux sœurs Trưng Trắc et Trưng Nhị ou Triệu Ẩu. Pourtant c’est une femme hors du commun, la grande reine de deux premières dynasties Ðinh et Lê antérieurs du Vietnam. Sa vie, son œuvre, on peut les résumer à travers les quatre vers suivants transmis par tradition orale jusqu’à nos jours et laissés par un moine mystérieux sur le mur du monastère Am Tiên, il y a eu exactement 1000 ans, lors de sa rencontre avec Dương Vân Nga:
Hai vai gồng gánh hai vua
Hai triều hoàng hậu, tu chùa Am Tiên
Theo chồng đánh Tống bình Chiêm
Có công với nước, vô duyên với đời
J’étais née pour épauler les deux rois
Étant la reine de deux dynasties, je me retirais à la fin de ma vie dans le monastère Am Tiên.
En accompagnant mon époux, je me battais contre les Song et je pacifiais le Champa
J’avais la gloire dans le pays et la malchance dans la vie.
Parmi les dix reines de ces deux dynasties, elle était la seule à être autorisée à avoir une effigie statuaire. Celle-ci, lors de la restauration et du transfert dans le temple dédié au roi Lê Ðại Hành au début de la dynastie des Lê postérieurs (Hậu Lê) suinta étrangement, probablement par le fait qu’elle avait été exposée subitement au soleil et placée depuis longtemps dans un endroit humide. On attribua, selon l’on-dit, ce phénomène, à cette époque, aux souffrances atroces que la vie avait réservées à Dương Vân Nga, lors de son vivant.
Dương Vân Nga
Son vrai nom était Dương Thị. Vân Nga était le nom qu’on lui a attribué en associant le premier mot du nom de la région de son père Vân Long et celui de sa mère Nga Mỹ. Pour certains historiens, elle était la fille de Dương Tam Kha, le beau-frère du généralissime Ngô Quyền. (déjà signalé dans l’article de Đinh Bộ Lĩnh). Elle était issue d’un milieu très pauvre. Dès son jeune âge, elle était obligée de chercher du bois dans la forêt et de se procurer des poissons dans la rivière pour pourvoir à la subsistance de sa famille dans une région montagneuse et accidentée. De bonne heure, le matin dans la forêt, très tard le soir dans la rivière, elle ne tardait pas à devenir une jeune fille.
Elle avait un sens d’organisation inné lui permettant de devenir quelques années plus tard le meneur d’une bande de jeunes filles de sa région. Elle arrivait à tenir tête à une bande rivale constituée essentiellement de jeunes garçons et dirigée par le jeune bouvier courageux et intelligent Ðinh Bộ Lĩnh en désorganisant complètement les troupeaux de buffles de ce dernier par le crépitement des feux de bois sec et par la maîtrise parfaite des paniers ronds flottants, ce qui permettait de faciliter le transport rapide des troupes à travers les marécages et les cours d’eau. Mais Ðinh Bô. Lĩnh avait quand même le dernier mot grâce à son stratagème de recourir à des embarcations légères en natte de bambou et à des perches pour percer et immobiliser enfin tous les paniers ronds flottants de Dương Vân Nga. Dès lors, Ðinh Bộ Lĩnh conquit non seulement l’admiration de Dương Vân Nga mais aussi son amour. C’est pourquoi pour évoquer, de nos jours, l’union conjugale et la dette originelle d’un couple, on se réfère souvent à l’expression populaire suivante: « Les embarcations en natte de bambou écrasent les paniers ronds flottants (Thuyền tre đè thuyền thúng)».
Galerie des photos de Hoa Lư
Grâce à leur association, ils arrivèrent à réunir sous leur bannière, tous les jeunes de Hoa Lư et ne tardèrent pas à éliminer leurs concurrents dans la conquête du pouvoir. Ðinh Bộ Lĩnh devint ainsi le premier roi de la dynastie des Ðinh connu souvent sous le nom de Ðinh Tiên Hoàng. Il était très autoritaire. Il se servait des grades et des appointements pour acheter la fidélité de ses subordonnés mais aussi de la force et des châtiments cruels et inimaginables pour punir ses adversaires et ceux qui osaient le critiquer.
Malgré les conseils de Dương Vân Nga, il continuait à rester imperturbable et se faisait de nombreux ennemis même dans sa famille. Au lieu de nommer son fils aîné, Ðinh Liễn, celui qui l’avait aidé depuis tant d’années dans ses combats pour l’unification du pays, il choisit comme prince héritier son plus jeune fils Ðinh Hạng Lang. Cela provoqua la jalousie de Ðinh Liễn et incita à ce dernier à assassiner son petit frère. Dương Vân Nga était d’abord témoin de la lutte fratricide de ses enfants, puis de la mort de son mari Ðinh Tiên Hoàng et de son fils aîné Đinh Liễn assassinés par un illuminé Ðỗ Thích qui, après un rêve, crut que le royaume devait lui appartenir. Cet assassin fut pourchassé durant trois jours avant d’être découvert caché sous le toit d’un bâtiment et condamné à mort ensuite par son premier ministre Nguyễn Bặc. Cette hypothèse n’est pas très convaincante aujourd’hui. Certains historiens comme Phan Duy Kha, Lã Duy Lan, Đinh Công Vĩ ou Lê Văn Siêu trouvent dans l’assassinat de Đinh Tiên Hoàng et de son fils la main de son généralissime Lê Hoàn avec la complicité de Dương Vân Nga. L’ambition de l’assassin est un peu démesurée et excessive dans la mesure où Đổ Thích ne détient aucune armée comme Lê Hoàn. Il est le seul personnage à assister à cette tuerie car il est l’eunuque de l’empereur. Dans le récit historique, il n’y a pas d’autres complices. Il y a le doute dans cette logique. Dương Vân Nga ne tardait pas à voir les douleurs et les souffrances de sa fille, la princesse Phất Kim délaissée par son mari Ngô Nhật Khánh, qui, étant l’un douze seigneurs locaux soumis et issu de la famille de Ngô Quyền, se réfugia au Champa et demanda à ce pays de monter une expédition militaire contre son propre pays, le Viêt-Nam dans le but de reconquérir le pouvoir convoité.
Pourquoi Ngô Xuân Khánh demande t-il de l’aide au Champa contre son propre pays? Pourquoi la Chine des Song prend-t-elle le prétexte pour justifier son intervention au Vietnam?
Il faut rappeler que Đinh Tiên Hoàn réussit à unifier le pays à cette époque car il adopta une politique basée essentiellement sur une combinaison de souplesse et d’alliance vis à vis des forces rebelles issues de la famille du généralissime Ngô Quyền afin d’avoir l’adhésion du peuple vietnamien dans la conquête et la légalité du pouvoir mis en place. C’est pourquoi il consentit à donner sa fille Phất Kim en mariage à Ngô Xuân Khánh et de prendre la mère et la sœur de ce dernier comme épouse pour lui et son fils aîné Đinh Liễn. C’est avec la mère de Ngô Xuân Khánh qu’il avait un fils cadet nommé Đinh Hạng Lang. Pour tenter de plaire à Ngô Xuân Khánh et à sa mère, il choisit Đinh Hạng Lang comme prince héritier à la place de son fils aîné Đinh Liễn. Cette erreur fatale provoqua la colère de Đinh Liễn et incita ce dernier à commettre le meurtre de son jeune frère Đinh Hạng Lang. Au lieu de condamner à mort Đinh Liễn, Đinh Tiên Hoàng lui accorda le pardon. Cela enleva à Ngô Xuân Khánh tout espoir d’usurper un jour le pouvoir à l’image de Wang Mang (Vương Mãng) à l’époque des Han car il pensait à aider son jeune demi-frère à gouverner le pays lors la disparition de Đinh Tiên Hoàng. C’est pourquoi il décida de demander l’intervention du Champa pour reprendre le trône convoité. Quant à la Chine, elle trouva une occasion inespérée de reconquérir An Nam car jusqu’alors la Chine des Song reconnut seulement la succession légale en la personne de Đinh Liễn en lui accordant le titre « Nam Việt vương (roi du Sud) ».
A cause du jeune âge de son fils (6 ans) Ðinh Toàn, Dương Vân Nga devait assumer la régence avec Lê Hoàn, généralissime, chef des territoires vietnamiens. Elle se heurta aussitôt à la résistance armée des partisans de son mari assassiné qui voulaient éliminer à tout prix Lê Hoàn. Elle dut faire face non seulement à la menace et l’invasion imminente des Song mais aussi à celle du Champa. Elle était placée devant un dilemme difficile pour une femme de surmonter seule lorsqu’elle vit à l’époque confucianiste et le Vietnam fut libéré à peine d’une dizaine d’années de la domination chinoise. Elle avait besoin d’être protégée ainsi que son fils Đinh Toàn. Elle avait le courage de prendre une décision douteuse à cette époque et lourde de conséquences néfastes pour la dynastie des Ðinh en cédant le trône de son fils à Lê Hoàn et en s’associant à ce dernier dans la gestion du Ðại Cồ Việt (ancien Viêt-Nam ). Cela permit à Lê Hoàn d’avoir à cette époque l’adhésion massive d’une grande partie de la population et de restaurer non seulement la confiance mais aussi l’unité de tout un peuple. Il réussit ainsi à mater la rébellion menée par les anciens compagnons de Đinh Tiên Hoàng (Nguyễn Bặc, Đinh Điền), à anéantir les Song sur le fleuve Bach Ðằng, à entamer le mouvement « Nam Tiến (ou la marche vers le Sud) » et à restaurer la paix sur tout le pays. Il faut se placer dans ce contexte politique troublant qu’a connu Dương Vân Nga pour constater que c’est un acte bien réfléchi et courageux de la part d’une femme exceptionnelle, qui, formée jusque là pour être soumise à un carcan confucianiste, ose accepter le déshonneur et le mépris pour s’assurer que notre pays ne repasserait pas sous la domination chinoise et que le Viêt Nam ne se replongerait pas dans le chaos politique.
Son combat parait plus ardu que celui des sœurs Trưng Trắc et Trưng Nhị car il ne s’agit pas non seulement d’une lutte contre les envahisseurs mais aussi contre ses propres intérêts et ses sentiments personnels.
Durant le règne de Lê Ðại Hành (ou Lê Hoàn), elle ne cessa pas de conseiller à ce dernier de pratiquer une politique de magnanimité envers ses adversaires, à supprimer les châtiments cruels établis par Ðinh Tiên Hoàn et à faire appel à des moines talentueux (Khuông Việt Ngô Chấn Lưu, Hồng Hiến, Vạn Hạnh ) dans la gestion du pays. Étant guerrier de sa nature, portant le nom signifiant Grande Expédition (Ðại Hành), il continua à agrandir le Viêt-Nam en menant non seulement une expédition maritime qui détruisit la capitale chame Indrapura dans le centre du Viêt-Nam actuel en l’an 982 et qui tua le roi du Champa Bề Mi Thuế (Paramec Varavarman) mais aussi une politique de pacification de tous azimuts dans les territoires des minorités ethniques. C’est dans l’un de ces derniers que le dernier fils de Dương Văn Nga et Ðinh Tiên Hoàng, Ðinh Toàn mourut assassiné à la place de Lê Hoàn, par les Mán. Cette mort fut suivie par le suicide de sa fille, la princesse Phất Kim et par le décès de maladie de son fils Long Thâu qu’elle avait eu avec Lê Ðại Hành. Elle fut accablée par la disparition successive de son entourage sans broncher. Elle préféra passer les derniers jours de sa vie dans le monastère Am Tiên et y enfouir les douleurs personnelles d’une femme seule face à son destin.
Est-il juste pour une femme patriote comme Dương Vân Nga accablée par le destin, de ne pas avoir le mérite d’être chérie et citée comme les sœurs Trưng Trắc et Trưng Nhị dans l’histoire de notre Vietnam? S’agit-il d’une omission voulue délibérément à cause d’un sacrilège commis par Dương Vân Nga d’épouser et servir deux rois dans la société féodale et confucéenne qu’est la nôtre? On ne peut pas gommer la vérité de l’histoire en particulier ses détails, ce qu’avait dit l’historien chinois Si Ma Qian.
Il est temps de redonner à Dương Vân Nga la justice et la place qu’elle mérite depuis si longtemps dans notre page d’histoire et faire connaître aux générations futures cette décision courageuse et empreinte de sagesse. Celle-ci, bien qu’elle paraisse douteuse et immorale pour la société confucéenne, est prise à un moment où la situation politique exige plus que jamais la cohésion et l’unité de tout un peuple face à l’invasion étrangère et aussi un homme de valeur et de talent qu’est notre grand roi Lê Ðại Hành. Sans celui-ci, le mouvement Nam Tiến ne serait jamais engagé.
Bibliographie
Phan Duy Kha, Lã Duy Lan, Đinh Công Vĩ, Nhìn lại lịch sử, Nhà xuất bản Văn hóa thông tin, 2003.
« Việt Nam văn minh sử » – Lê Văn Siêu, Nhà xuất bản VHTT, 2004.
Hoàng Công Khanh: Hoàng hậu hai triều Dương Vân Nga. Nhà xuất bản văn học 12-1996