À la mémoire de mes professeurs,
les Frères de Jean-Baptiste de la Salle.
Être élève au Vietnam
Aucun Vietnamien ne peut rester impassible lorsqu’on a l’occasion de lui rappeler les années d’étude qu’il a passées à l’école avec ses maîtres. L’image de son école continue à être gravée intimement dans sa mémoire. C’est ce qu’a ressenti le compositeur Phạm Trọng Cầu à travers la chanson « Trường làng tôi » (L’école de mon village) . Comment pourrait-il oublier tous ceux qui ont contribué à lui donner une éducation, à lui apprendre le savoir et à le mettre sur le chemin d’apprentissage de la vie? Pour lui, un mot, une journée d’étude à recevoir d’eux, sont suffisants pour justifier cette reconnaissance.
Trường làng tôi » (L’école de mon village)
C’est aussi ce qu’on ne cessa pas de lui répéter lorsqu’il était encore un jeune enfant:
Nhất nhật vi sư Bán tự vi sư
Học một ngày cũng thầy Học nữa chữ cũng thầy
Une journée d’étude que quelqu’un t’a donnée te suffit pour l’appeler maître. Même un demi-mot le justifie également . Sans maître, il ne peut pas devenir celui qu’il est aujourd’hui. Il doit pour une large part son existence, sa réussite et surtout son éducation à son maître car c’est lui qui lui a appris non seulement le savoir mais aussi la sagesse et l’apprentissage de la vie. La remarque célèbre suivante : Không thầy đố mầy làm nên (Sans maître, tu ne peux pas réussir) continue à envahir son esprit et à justifier son comportement, ses sentiments profonds à l’égard de son maître. Il accorde à celui-ci un rôle si crucial qu’il n’hésite pas à se servir du mot « maître » (ou Thầy en vietnamien ) pour appeler quelquefois son père car ce dernier était la première personne qui lui a donné la première leçon d’éducation. C’est pourquoi le maître reste le deuxième personnage à respecter dans la trilogie confucéenne immuable suivante: Quân, Sư, Phụ.
Quel que soit son âge, sa fonction, son niveau d’instruction, il continue à rester toujours le petit élève, le jeune disciple de son maître. Il ne consent pas à négliger son respect envers son maître même dans les moments périlleux de sa vie. C’est ce qu’a montré l’empereur Hàm Nghi à l’égard de son maître Nguyễn Thuận devant les autorités coloniales. Celles-ci étaient incapables de reconnaître physiquement Hàm Nghi lors de sa capture. La seule personne capable de l’identifier était son maître. C’était pourquoi ce dernier fut emmené de force devant le jeune Hàm Nghi. Pour le respect de son maître âgé, il ne pouvait pas laisser celui-ci s’agenouiller devant lui. Il fut obligé d’empêcher son maître d’effectuer ce geste. À cause de cette attitude inopportune, il fut identifié ainsi par les autorités coloniales. Il préféra mourir au lieu de commettre une faute irréparable envers celui qui lui a appris non seulement la dignité et le courage mais aussi le devoir envers son peuple et son pays. C’était aussi le cas de l’empereur Duy Tân avec son précepteur Eberhard chargé de le surveiller et de rapporter toutes ses activités aux autorités coloniales. Au lieu d’être haï, il devint ainsi l’un des personnages que Duy Tan continuait à respecter durant ses années de règne. On a l’habitude de dire en vietnamien :
Kính thầy mới được làm thầy
Il faut respecter le maître avant de pouvoir devenir maître plus tard.
C’est dans cet esprit confucéen que le jeune élève vietnamien était formé. Il essaie d’être toujours à l’écoute de son maître. Il adopte quelquefois une attitude ambiguë pour ne pas vexer ou gêner son maître bien qu’il ne soit pas entièrement d’accord avec lui. C’est ce respect que l’empereur Gia Long a su maintenir envers son tuteur, son guide spirituel, l’évêque d’Adran, Monseigneur Pigneau de Béhaine durant ses années de règne. L’âge n’influe pas sur le comportement de l’élève à l’égard de son maître qui est bien des fois plus jeune que lui. Il est choquant et émouvant de voir quelquefois un vieil élève, les bras croisés devant un jeune maître mais cela ne contredit jamais les sentiments intimes, l’attachement profond et sincère qu’il continue à garder pour son maître comme pour sa mère et pour son pays. Il sait ce que le maître attend de lui. Il essaie d’être à la hauteur de cette attente, ce qui le met quelquefois dans des situations délicates et aberrantes où il est lui-même en compétition avec son maître. C’était le cas de Phạm Duy Trĩ avec son maître Nguyên Khắc Kính lors d’un concours royal qui eut lieu en 1562 sous la dynastie des Mac. Issu d’une famille très pauvre et orphelin de père très jeune, il était élevé par sa mère qui n’hésita pas à proposer à son maître le seul buffle qu’elle possédait afin que ce dernier connu pour ses années d’expérience en matière d’enseignement dans son village, acceptât de prendre son fils comme disciple. Ému par le sacrifice de sa mère, le maître Nguyễn Khắc Kính consentît à le prendre comme élève. Quelques années plus tard, grâce à à son assiduité et à son intelligence, il parvint à surpasser son maître, ce que ce dernier eut constaté lors des concours provincial et général où il fut aussi candidat. En connaissant parfaitement l’état d’esprit de son élève et les sentiments profonds que celui-ci continuait à lui réserver, il ne voulait pas qu’à cause du respect à son égard, son élève fût pénalisé et ne mit pas tout son poids et toute son ardeur dans ce concours royal. C’était pour cela qu’il lui dit:
Si tu ne veux pas être brillant à ce concours, j’arriverai à comprendre ton comportement, tes sentiments. Mais tu dois rappeler que ce concours est réservé pour celui qui mérite d’être choisi pour servir le pays. Tu dois prendre en compte les intérêts de la nation avant les considérations personnelles. Il ne faut pas trahir ton idéal et ton pays.
Il lui rappela la phrase que tout maître d’école aimait répéter souvent à son élève:
Bất nhượng ư sư
Không nên nhường thầy.
Ne concède pas ce que tu mérites pour ton maître.
Ému par ces conseils, Phạm Duy Trĩ acquiesça de la tête et retint ce que son maître lui avait dit. Il réussit à ce concours royal et obtint le titre de Trạng nguyên ( 1er docteur ). Quant à son maître, il fut classé second et reçut le titre de Bảng Nhãn ( ou 2è docteur ).
Les sentiments que le Vietnamien a pour son maître ne s’effacent jamais avec le temps, ce qu’a montré le seigneur Nguyễn Phúc Nguyên à l’égard de son maître spirituel et son conseiller Ðào Duy Từ . Pour le remercier, le seigneur Nguyễn Phúc Nguyên n’hésita pas à lui rendre un vibrant hommage en donnant à l’une de ses fortifications se trouvant dans le centre du Vietnam le nom « Lũy Thầy (fortification du maître). Celle-ci a été construite dans le but de contrer les Trịnh au Nord Viêt-Nam. Grâce à cette appellation, il réussît à donner une grande portée à sa reconnaissance à travers l’histoire et la nation entière. Cette fortification continue à être connue encore aujourd’hui avec ce nom.
Par contre ces sentiments deviennent au fil des années une sorte de ciment qui lie un peu plus le Vietnamien à son école, à son village et à sa terre natale. Ils sont aussi un gage d’affection et de respect que le Vietnamien aime donner à son maître dans son esprit confucéen.