Nguyễn Trãi (Version française)

Vietnamese version

Người anh hùng dân tộc

Nước mấy trăm thu còn vậy 
Nguyệt bao nhiêu kiếp nhẫn này.

Mille automnes ont passé, l’eau garde son visage
Mille générations ont contemplé la lune pareille à elle-même. 


On peut résumer la vie de ce grand homme politique par le biais du vers 3248 du grand classique Kim Vân Kiều de la littérature vietnamienne de Nguyễn Du au XVIIIè siècle:

Chữ Tài liền với chữ Tai một vần
Le mot « Talent » et le mot « Malheur » de tout temps se riment parfaitement. 

pour évoquer non seulement son talent inouï mais aussi sa fin tragique si regrettée par tant de générations vietnamiennes. Face à la force brutale que représentait l’armée chinoise de l’empereur Chenzu des Ming (Minh Thánh Tổ) dirigée par le général Tchang Fou ( Trương Phụ ) lors de son invasion au Ðại Việt ( ancien nom du Vietnam ) au neuvième mois de l’année de Bình Tuất (1406) , Nguyễn Trãi a su donner une géniale conceptualisation basée sur ce qu’avait dit Lao Tseu dans le Livre de la Vie et de la Vertu: 

Rien n’est plus souple et faible au monde que l’eau
Pourtant pour attaquer ce qui est dur et fort
Rien ne la surpasse et personne ne pourrait l’égaler
Que le faible surpasse le fort
Que le souple surpasse le dur
Chacun le sait.
Mais personne ne met ce savoir en pratique.

 et élaborer une stratégie ingénieuse permettant aux Vietnamiens, faibles en nombre de sortir victorieux lors de cette confrontation et de retrouver leur indépendance nationale après les dix années de lutte. Avec le brave terrien Lê Lợi, connu plus tard sous le nom de règne Lê Thái Tổ et 16 compagnons de lutte liés par un serment de Lung Nhai ( 1406 ) et 2000 paysans au mont Lam Sơn dans la région ouest montagneuse de Thanh Hoá, Nguyễn Trãi arriva à faire de l’insurrection en une guerre de libération et à convertir une bande de paysans mal armés en une armée populaire forte de 200.000 hommes quelques années plus tard.Cette stratégie connue sous le vocable « guérilla », s’était révélée très efficace car Nguyễn Trãi réussît à mettre en pratique la doctrine prônée par le Clausewitz chinois, Sun Zi ( Tôn Tử ) à l’époque Printemps et Automnes ( Xuân Thu ) , basée essentiellement sur les cinq variables suivantes: la Vertu, le Temps, le Terrain, le Commandement et la Discipline dans sa conduite de guerre. Nguyễn Trãi avait l’occasion de dire qu’il préférait conquérir les cœurs plutôt que les citadelles. Quand il y avait l’harmonie entre les dirigeants et le peuple, ce dernier acceptait de combattre jusqu’au dernier souffle. La cause sera entendue et gagnée car Dieu se range toujours à côté du peuple, ce que le sage Confucius a eu l’occasion de rappeler dans ses livres canoniques: 

Thiên căng vụ dân, dân chi sở dục, thiên tất tòng chí
Trời thương dân, dân muốn điều gì Trời cũng theo

Dieu aime bien le peuple. Dieu va accorder tout ce que le peuple lui demande.

On peut dire que chez Nguyễn Trãi, la tendance humaniste de la doctrine confucéenne a pris tout son développement. Pour s’assurer du soutien et de l’adhésion du peuple dans sa guerre d’indépendance, il n’hésita pas à se servir de la superstition et de la crédulité de son peuple. Il demanda à ses proches de monter sur les arbres, de graver à l’aide des cure-dents sur les feuilles avec du miel la phrase suivante: 

Lê Lợi vì dân, Nguyễn Trãi vì thân
Lê Lợi pour le peuple, Nguyễn Trãi pour Lê Lợi 

ce qui permit aux fourmis de manger du miel et de laisser ce message marqué sur les feuilles. Ces dernières étaient emportées par le vent dans les ruisseaux et dans les sources d’eau. En les y récupérant ainsi, le peuple crut que le message venait de la volonté de Dieu lui-même et n’hésita pas adhérer massivement à cette guerre de libération.

Humaniste de conviction, il pensait toujours non seulement aux souffrances de son peuple mais aussi à celles de ses ennemis. Il avait l’occasion de souligner dans une lettre adressée au généralissime chinois Wang Toung que le devoir d’un chef consistait à oser prendre la décision, à dénouer les haines, à sauver les êtres humains et à couvrir le monde de ses bienfaits pour léguer un grand nom à la postérité ( Quân Trung Từ Mệnh Tập). Il laissa aux généraux chinois vaincus Wang Toung ( Vương Thông ), Mã Anh, Fang Chen ( Phương Chính ), Ma Ki ( Mã Kỳ ) regagner leur pays avec 13000 soldats capturés, 500 jonques et des milliers de chevaux. Soucieux de la paix et du bonheur de son peuple, dans son chef d’oeuvre  » Proclamation sur la pacification des Ngô  » ( Bình Ngô Ðại Cáo ), qu’il a rédigé après avoir gagné la guerre et déboulonné l’armée chinoise hors du Vietnam, il rappela qu’il était temps d’agir avec sagesse pour le repos du peuple.

Pour permettre à la Chine de ne pas se sentir humiliée par cette défaite cuisante et pour restaurer surtout la paix durable et le bonheur de son peuple, il lui proposa un pacte de vassalité avec un tribut trisannuel de deux statues de taille courante en métal fin ( Ðại thần kim nhân ) en dédommagement de deux généraux chinois Liou Cheng ( Liễu Thăng ) et Leang Minh ( Lương Minh ) morts au combat.

Dans les premières années de lutte, Nguyễn Trãi connut plusieurs fois des défaites cinglantes et sanglantes (mort de Lê Lai, Ðinh Lễ etc…), ce qui l’obligea à se réfugier trois fois à Chí Linh avec Lê Lợi et ses partisans. Malgré cela, il ne se sentit jamais découragé car il savait que le peuple le soutenait à fond. Il comparait souvent le peuple à l’océan. Nguyễn Trãi avait l’occasion de dire à ses proches: 

Dân như nước có thể chở mà có thể lật thuyền.
Analogue à l’océan, le peuple peut porter le trône mais il peut le faire sombrer. 

La parole de son père Nguyễn Phi Khanh, capturé et déporté en Chine avec d’autres lettrés vietnamiens dont Nguyễn An, le futur bâtisseur de la Cité interdite à Pékin, faisait partie, au moment de leur séparation à la frontière sino-vietnamienne, continuait à être vivace dans son esprit et le rendait déterminé plus que jamais dans sa conviction inébranlable et dans sa juste lutte: 

Hữu qui phục Quốc thù, khóc hà vi dã
Hãy trở về mà trả thù cho nước, khóc lóc làm gì
Tu vas laver la honte de notre pays et venger ton père. A quoi bon t’attacher à mes pas en pleurnichant comme une fillette! 

Il passa des nuits blanches à la recherche d’une stratégie permettant de contrer l’armée chinoise au zénith de sa force et de sa terreur. Etant au courant des dissensions dans les rangs des adversaires, des difficultés que le nouvel empereur Xuanzong des Ming avait sur la frontière du Nord avec les Hungs après la disparition de Ming Cheng Zu en 1424 et des dégâts que l’armée chinoise avait subis lors de ces derniers engagements militaires malgré leurs succès sur le terrain, Nguyễn Trãi n’hésita pas à proposer au général Ma Ki une trêve. Celle-ci fut acceptée volontiers de deux côtés car chacun pensa à tirer avantage de ce répit soit pour consolider son armée dans l’attente des renforts venant de Kouang Si et de Yunnan et d’un engagement militaire de grande envergure ( chez les Ming ) soit pour reconstituer une armée déjà éprouvée par des pertes importantes et pour changer de stratégie dans la lutte de libération ( chez les Viet ). Profitant de la méconnaissance du terrain par l’armée chinoise de renfort venant de Kouang Si, il ne tarda pas à la manoeuvrer en mettant en oeuvre la doctrine « du plein et du vide » prônée par Sun Zi. Celui-ci avait dit dans son ouvrage « L’art de guerre » : 

L’armée doit être semblable à l’eau
Comme l’eau évite les hauteurs et se précipite dans les creux,
l’armée évite les pleins et attaque les vides. 

ce qui lui permit de décapiter Liou Cheng et son armée dans le « vide » Chi Lăng défini par Sun Zi, dans un défilé montagneux et bourbeux proche de Lạng Sơn. Il ne laissa aucun répit au successeur de Liou Cheng, Leang Minh de regrouper le reste de son armée chinoise en lui tendant un piège mortel aux alentours de la ville Cần Trạm. Puis il profita du succès remporté pour mettre en déroute l’armée de renfort du général chinois Mou Tcheng ( Mộc Thanh ), ce qui obligea ce dernier à déguerpir et à rentrer seul à Yunnan ( Vân Nam ).

Bataille Chi Lăng
Par crainte de perdre le gros de ses troupes dans l’affrontement et par souci de préserver le sang de son peuple, il préféra mettre en oeuvre la politique d’isolement des grandes villes Nghệ An, Tây Ðô, Ðồng Quan ( ancien nom de la capitale Hà Nội ) par l’investissement de tous les forts et de toutes les petites villes environnant celles-ci, par le harcèlement incessant des troupes de ravitaillement et par la neutralisation de toutes les troupes chinoises de renfort. Pour empêcher l’éventuel retour des envahisseurs et pour désorganiser leur structure administrative, il mit en place dans les villes libérées une nouvelle administration dirigée par les jeunes lettrés recrutés. Il ne cessa pas d’envoyer des émissaires auprès des gouverneurs chinois ou vietnamiens de ces petites villes pour les convaincre à se rendre sous peine d’être traduits en justice et condamnés à mort en cas de résistance. Cela s’avéra fructueux et payant car cela obligea le généralissime Wang Toung et ses lieutenants à se rendre sans conditions car ils se rendaient compte qu’il leur était impossible de tenir longtemps Ðồng Quang sans renfort et sans ravitaillement. Ce n’est pas seulement une guerre de libération mais aussi une guerre des nerfs que Nguyễn Trãi a réussi à mener contre les Ming.

L’indépendance reconquise, il fut nommé ministre de l’Intérieur et membre du Conseil secret. Connu pour sa droiture, il ne tarda pas à devenir la cible privilégiée des courtisans du roi Lê Thái Tổ. Ce dernier commença à prendre ombrage aussi de son prestige. Sentant le risque d’avoir le même sort réservé à son compagnon de lutte Trần Nguyên Hãn et imitant le haut conseiller chinois Zhang Liang ( Trương Tử Phòng ) de l’empereur des Han, Liu Bang ( Lưu Bang ou Hán Cao Tổ), il demanda au roi Lê Lợi de lui permettre de se retirer au mont Côn Sơn, l’endroit où il avait passé toute sa jeunesse avec son grand-père maternel Trần Nguyên Ðán, l’ancien grand ministre régent du roi de la dynastie des Trần, Trần Phế Ðế et l’arrière petit-fils du général Trần Quang Khải, l’un des héros vietnamiens dans la lutte contre les Mongols de Kubilai Khan. C’est ici qu’il a rédigé une série d’écrits composés qui rappelaient non seulement son rattachement profond à la nature dont il faisait sa confidente mais aussi son ardent désir de renoncer aux honneurs et à la gloire et de retrouver la sérénité. C’est aussi à travers ces poèmes qu’on trouve en lui un profond humanisme, une extraordinaire simplicité, une sagesse exemplaire et une tendance à la retraite et à la solitude. Il y a insisté sur le fait que la vie d’homme ne dure que cent ans au plus. Tôt ou tard on se retourne en herbes et en poussières. Ce qui compte pour l’homme, c’est la dignité et l’honneur comme la couverture bleue ( symbole de la dignité ) qu’avait défendue énergiquement le lettré chinois Vương Hiền Chi de la dynastie des Tsin lors de l’intrusion du voleur dans sa maison, dans son poème  » Improvisation d’un jour d’été «  ( Hạ Nhật Mạn Thành ) ou la liberté comme celle des deux ermites chinois Sào Phú et Hua Dzo de l’Antiquité dans son poème « Le Chant de Côn Sơn » ( Côn Sơn Ca ). Malgré la retraite anticipée, il fut taxé de régicide quelques années plus tard et fut supplicié en 1442 avec tous les membres de sa famille à cause de la mort subite du jeune roi Lê Thái Tông, épris de sa jeune concubine Nguyễn Thị Lộ et accompagné par celle-ci au jardin des letchis. On connaît toute chose sauf le coeur humain qui reste insondable, c’est ce qu’il a dit dans son poème Improvisation ( Mạn Thuật ) mais c’est aussi ce qui lui arriva en dépit de sa prévoyance. Sa mémoire fut réhabilitée seulement une vingtaine d’années plus tard par le grand roi Lê Thánh Tôn. On peut retenir en cet érudit non seulement l’amour qu’il a porté toujours pour son peuple et pour son pays mais aussi le respect qu’il a su toujours garder envers ses adversaires et la nature. À ce lettré vietnamien talentueux, il vaut mieux honorer sa mémoire en reprenant la phrase que l’écrivain Yveline Féray a écrite dans l’avant-propos de son roman « Dix Mille Printemps »:

La tragédie de Nguyễn Trãi est celle d’un grand homme vivant à une époque dans une société trop petite.