La culture des vergers (Văn hóa miệt vườn)
Avant de devenir le delta du Mékong du Vietnam, ce territoire appartint au début de l’ère chrétienne au royaume de Founan durant 7 siècles. Puis il fut repris et inclus dans l’empire angkorien au début du VIIIème siècle avant d’être rétrocédé au seigneur des Nguyễn au début du 17ème siècle par les rois khmers. C’est une région irriguée par un réseau de canaux et de rivières permettant de fertiliser ses plaines par les dépôts d’alluvions au fil des siècles et de favoriser ainsi la culture des vergers. Le Mékong met en lutte perpétuelle le natif de son delta comme le Nil de l’Égypte avec son fellah. Il réussit à lui bâtir une identité « sudiste » et à lui octroyer une culture, celle que les Vietnamiens ont l’habitude d’appeler « Văn hóa miệt vườn (culture des vergers) ». Outre sa gentillesse, sa courtoisie et son hospitalité, le natif de ce delta montre un attachement profond à la nature et l’environnement.
Avec la simplicité et la modestie dans la manière de vivre, il accorde une place prépondérante à la sagesse et à la vertu dans l’éducation de ses enfants. C’est le caractère particulier de ce fils du Mékong, celui des gens du Vietnam du Sud qui sont nés sur une terre imprégnée du bouddhisme theravada au début de l’ère chrétienne et qui sont issus du brassage de plusieurs peuples vietnamien, chinois, khmer et cham durant les deux derniers siècles. On ne s’étonne pas d’entendre des expressions bizarres où il y a le mélange des mots chinois, khmers et vietnamiens. C’est le cas de l’expression suivante:
Sáng say , Chiều xỉn , Tối xà quần
pour dire qu’on est soûl le matin, l’après-midi et le soir. Le Vietnamien, le Chinois et le Cambodgien emploient respectivement say, xỉn, xà quần dans leur langage pour signifier le même mot « soûl ». Le même verre de vin peut être bu à tous les moments de la journée et partagé avec plaisir et fraternité par les trois peuples. Le natif du delta du Mékong accepte facilement toutes les cultures et toutes les idées avec tolérance. Malgré cela, il doit façonner au fil des siècles ce delta avec la sueur en transformant une terre jusque là inculte et peu peuplée en une terre riche en vergers d’agrumes et de fruits et surtout en un grenier à riz. Cela ne contredit pas ce qu’a écrit le géographe français Pierre Gourou, un spécialiste du monde rural en Indochine, dans son ouvrage sur les paysans du delta (1936):
C’est le fait géographique le plus important du delta. Ils réussissent à modeler la terre de leur delta par leur labeur.
Avant d’être la Mésopotamie du Vietnam, le delta du Mékong était un immense espace de forêts, de marécages et d’îlots. Il était un milieu apparemment inhospitalier foisonnant de diverses formes de vie et d’animaux sauvages (crocodiles, serpents, tigres etc…). C’est le cas de l’extrême sud du province de Cà Mau où se trouve aujourd’hui le deuxième mangrove du monde. C’est pourquoi on ne cesse pas de raconter les difficultés rencontrées au début de leur installation par les premiers arrivants vietnamiens dans les chansons populaires.
Muỗi kêu như sáo thổi
Đỉa lội như bánh canh
Cỏ mọc thành tinh
Rắn đồng biết gáy.
Le bourdonnement des moustiques ressemble au son d’une flûte,
les sangsues nagent à la surface de l’eau comme le flottement des nouilles dans une soupe,
les herbes sauvages poussent comme les petits lutins,
les serpents des champs savent siffler.
ou
Lên rừng xỉa răng cọp, xuống bãi hốt trứng sấu
On décrit l’aventure des gens osant s’aventurer périlleusement dans la forêt pour affronter les tigres et descendre dans le fleuve pour ramasser la ponte d’œufs des crocodiles. Malgré leur intrépidité, le danger continue à les guetter et à leur donner parfois des frissons dans le dos si bien que le chant d’un oiseau ou le bruit de l’eau provoqué par le mouvement d’un poisson accentué par celui de la barque les font sursauter dans un milieu inhospitalier et complice de tous les dangers. Durant la période des moussons, dans certains coins du delta inondés, ils n’ont pas l’occasion de mettre leurs pieds sur terre et doivent enterrer leurs proches en suspendant les cercueils dans les arbres dans l’attente du retrait de l’eau ou dans l’eau elle-même pour que la nature s’en charge à travers les récits émouvants rapportés par le romancier célèbre Sơn Nam dans son best-seller « Hương Rừng Cà Mau« .
Tới đây xứ sở lạ lùng
Con chim kêu cũng sợ, con cá vùng cũng ghê.
C’est ici que de jour comme de nuit, la nuée de moustiques affamées est visible dans le ciel. C’est pourquoi on a l’habitude de dire dans une chanson populaire:
Cà Mau là xứ quê mùa,
muỗi bằng gà mái, cọp tùa bằng trâu.
Cà Mau est une région campagnarde. Les moustiques sont aussi grosses que les poules et les tigres sont comparables à des buffles.
Le courage et la ténacité font partie des qualités de ces natifs du delta pour tenter de trouver une vie meilleure dans un environnement ingrat. Le grand canal Vĩnh Tế long de plus de 100km au début du 19ème siècle témoigne d’un projet pharaonique que les aïeux des natifs de ce delta ont réussi à réaliser durant cinq années ( 1819-1824 ) pour dessaler la terre et pour relier le Bassac du Mékong (Châu Ðốc) jusqu’à l’embouchure Hà Tiên (Golfe de Siam) sous la direction du gouverneur Thoại Ngọc Hầu. Plus de 70.000 sujets vietnamiens, chams et khmers ont été mobilisés et enrôlés de force dans cette réalisation. Beaucoup de gens y ont dû périr. Sur l’une des 9 urnes dynastiques rangées devant le temple pour le culte des rois de la dynastie des Nguyễn (Thế Miếu) à Huế, on trouve une inscription relatant les travaux de creusement du canal Vĩnh Tế avec reconnaissance par l’empereur Minh Mạng pour les aïeux des natifs du Mékong. Vĩnh Tế est le nom de l’épouse de Thoại Ngọc Hâu que l’empereur Minh Mạng a choisi pour reconnaître son mérite d’aider courageusement son mari dans la réalisation de ce canal. Elle est décédée deux ans avant la fin de cet ouvrage.
Le delta était à une certaine époque le point de départ pour l’exode des boat-people après la chute du gouvernement de Saigon (1975). Certains ont péri dans le voyage sans la moindre connaissance de la navigation. D’autres n’ayant pas réussi à le quitter, ont été repris par les autorités communistes pour être envoyés aux camps de rééducation. La dureté de la vie n’empêche pas les natifs du Mékong d’être heureux dans leur environnement. Ils continuent à garder toujours l’hospitalité et l’espoir de retrouver un jour une vie meilleure. Ils se forgent au fil des siècles une détermination et un esprit communautaire sans pareil en quête d’une terre nourricière et un espace de liberté. En parlant de ces gens du delta, on peut reprendre la phrase de l’écrivain Sơn Nam à la fin de son livre intitulé » Tiếp Cận với đồng bằng sông Cửu Long » ( En contact avec le delta du Mékong ) : Personne n’aime ce delta plus que nous. Nous acceptons d’en payer le prix.
C’est dans ce delta qu’on trouve aujourd’hui toutes les facettes séduisantes du Mékong (le soleil, le sourire, l’exotisme, l’hospitalité, les silhouettes à chapeau conique, les sampans, les marchés flottants, les maisons sur pilotis, une variété abondante des fruits tropicaux, la pisciculture en cage, le riz flottant, les spécialités locales etc …). C’est ce qu’on retrouve dans le dicton suivant:
Ðất cũ đãi người mới
L’ancienne terre accueille les nouveaux arrivants.
Lors de la réunification du pays en 1975, le gouvernement vietnamien a installé plus de 500.000 paysans du Nord et du centre du Vietnam dans le labyrinthe de ce delta. Nourri par les riches alluvions, il est d’une grande fertilité. Il devient aujourd’hui le poumon économique du pays et une manne pour les 18 millions de la région. Il pourrait à lui seul, dit-on, nourrir tout le Vietnam.
Paris le 26/04/2020