Première partie
Jusqu’à aujourd’hui, les tambours de bronze continuent à semer la discorde entre les communautés scientifiques vietnamiennes et chinoises. Pour les Vietnamiens, les tambours de bronze sont l’invention prodigieuse et géniale des métallurgistes paysans à l’époque des rois Hùng, pères fondateurs du royaume Văn Lang. C’est dans le delta du fleuve Rouge que l’archéologue français Louis Pajot exhuma à Ðồng Sơn (province de Thanh Hoá) en 1924 plusieurs de ces tambours parmi d’autres objets remarquables (statuettes, dagues de parade, des haches, des parures etc …) témoignant ainsi d’une métallurgie du bronze très sophistiquée et d’une culture datant de 600 ans au moins avant J.C. Les Vietnamiens retrouvent non seulement dans cette culture ré-exhumée (ou Dongsonien) leur origine mais aussi la fierté de renouer avec le fil de leur histoire. Pour le chercheur français Jacques Népote, ces tambours deviennent la référence nationale du peuple vietnamien. Pour les Chinois, les tambours de bronze furent inventés par les Pu/Liao (Bộc Việt), une minorité ethnique Yue de Yunnan (Vân Nam). Il est évident que la paternité de cette invention leur revient dans le but de montrer la réussite du processus de mixage et d’échange culturel parmi les groupes ethniques de la Chine et de donner à cette dernière la possibilité de créer et faire rayonner la culture multi-ethnique fascinante de la nation chinoise.
Malgré cette pomme de discorde, les Vietnamiens et les Chinois sont unanimes à reconnaître que l’aire où sont inventés les premiers tambours de bronze, embrasse seulement la Chine méridionale et le nord du Vietnam actuel bien qu’un grand nombre de tambours de bronze soient découverts incessamment dans une large zone géographique incluant la Thaïlande, le Cambodge, le Laos, la Birmanie, l’Indonésie jusqu’aux îles de la Sonde orientale. En dépit de leur dispersion et leur répartition sur un très vaste territoire, on relève des parentés culturelles fondamentales entre des populations à première vue très différentes, protohistoriques pour les unes et quasi contemporaines pour les autres. D’abord dans la province chinoise de Yunnan où le fleuve Rouge prend sa source, le tambour de bronze fut attesté depuis le VIème siècle avant notre ère et continua à être employé jusqu’au 1er siècle juste avant l’annexion du royaume de Dian (Điền Quốc) par les Han (ou Chinois). Les coffres de bronze destinés à contenir la monnaie locale (ou cauris), découverts à Shizhaishan (Jinning) et portant sur leur partie supérieure une foule de personnages ou d’animaux dans des scènes de sacrifices témoignent évidemment des parentés indiscutables entre le royaume de Dian et le Dongsonien.
Puis chez les populations des Hauts Plateaux (les Joraï, les Bahnar ou les Hodrung) au Vietnam, on trouve à une date récente le culte du tambour. Conservé dans la maison commune bâtie sur pilotis, le tambour est décroché seulement pour convier les hommes au sacrifice du buffle et aux cérémonies funèbres. L’éminent anthropologue français Yves Goudineau a décrit et rapporté la cérémonie sacrificielle lors de ses observations multiples chez les Kantou de la chaîne annamitique Trường Sơn, une cérémonie comprenant les tambours de bronze (ou les Lakham) censés d’assurer la circularité et la progression des rondes nécessaires pour une ré-fondation cosmogonique.
Ces instruments sacrés sont perçus par les villageois kantou comme le legs d’une transcendance. La présence de ces tambours est visible aussi chez les Karen de Birmanie. Enfin plus loin du Vietnam, dans l’île d’Alor (Sonde orientale), on se sert du tambour comme emblème de pouvoir et de rang, de monnaie, de cadeau de mariage etc…. C’est ici que le tambour est connu sous le nom de « mokko« . Son rôle est proche de celui des tambours de bronze de Ðồng Sơn. Son prototype reste la fameuse « Lune de Pedjeng (Bali) dont le décor géométrique est proche de la tradition dongsonienne. Celle-ci est gigantesque et elle est près de 2 mètres de hauteur.
Plus de 65 citadelles réparties dans les territoires des Bai Yue ont répondu favorablement à l’appel du soulèvement des héroïnes vietnamiennes Trưng Trắc et Trưng Nhị. C’est peut-être pour cela que sous la domination chinoise, les Yue (dont faisaient partie les proto-Vietnamiens ou les Giao Chi) avaient caché et enfoui dans la terre tous les tambours de bronze sous peine d’être confisqués et détruits à la méthode radicale de Ma Yuan. Cela pourrait expliquer la cause de l’enterrement et de la localisation d’un grand nombre des tambours de bronze dans le territoire des Bai Yue (Bách Việt) (Kouang Si (Quãng Tây), Kouang Tong (Quãng Đông), Hunan (Hồ Nam), Yunnan (Vân Nam), Nord Vietnam (Bắc Bộ Việtnam) lors de la conquête des Qin et des Han. La parution de l’édit de l’impératrice Kao (Lữ Hậu) en 179 avant J.C. stipulant qu’il était interdit de livrer aux Yue des instruments aratoires n’est pas étrangère à la réticence des Yue face à l’assimilation forcée des Chinois.